III

Dans le bureau du docteur, Jack Croker et Leo Tincrowdor se déchiraient à belles dents.

— Mavice te prévient qu’elle fera sortir Paul si tu ne lui donnes pas l’autorisation de le voir, menaça le romancier.

— Elle en serait trop bouleversée, argua le médecin. En outre, il ne serait pas très bon pour elle de s’approcher de lui – tu sais pourquoi. Tu ferais mieux de la persuader de me laisser soigner tranquillement son mari.

— Je ne peux pas lui expliquer pourquoi il doit absolument demeurer en quarantaine, répliqua Leo. Et si on ne lui fournit aucune explication, elle décidera de le faire transporter ailleurs. De plus, quelle preuve tangible as-tu qu’il soit dangereux ? Absolument aucune.

Croker n’aurait eu aucune peine à avancer des preuves et il regrettait à présent de s’être confié à Tincrowdor.

— Qu’est-il arrivé d’autre ? demanda l’écrivain.

— Que veux-tu dire ? grommela Croker allumant une cigarette pour se donner le temps de réfléchir.

— Tu m’as raconté que ton assistante avait le visage grêlé mais que ses traces d’acné avaient miraculeusement disparu après qu’elle eut fait une prise de sang à Paul. Tu m’as dit qu’un infirmier nommé Backers avait eu une crise cardiaque après avoir enfoncé une aiguille dans la cuisse de Paul. Manifestement, tu penses que ces organismes étrangers ont changé Paul, lui ont donné d’étranges pouvoirs. Manifestement, tu crains que ces organismes ne soient transmissibles.

Croker se mordit la lèvre. S’il avouait à Leo que les organismes avaient disparu – ou du moins n’étaient plus détectables – il aurait un argument de moins à faire valoir pour garder Eyre. Or il n’était pas certain qu’ils aient tous été expulsés. Il en restait peut-être encore dans des tissus qu’on ne pourrait examiner au microscope avant la mort de Eyre. Dans son cerveau, par exemple.

— Nous avons recueilli deux millions environ de ces créatures jaunes dans son urine et ses fèces, dit-il. On ne les tue ni en les faisant bouillir ni en les privant d’oxygène. Le seul moyen de les détruire rapidement, c’est de les brûler, à une température d’au moins 800°C. Il faut des heures aux acides les plus forts pour ronger la substance dont ils sont recouverts.

Ce seul détail devrait t’amener à la conclusion qu’ils sont d’origine extraterrestre, dit Tincrowdor.

Il regretta aussitôt sa remarque. Il n’avait parlé au médecin ni de la soucoupe ni des traces de félin dans le champ. Si Croker croyait vraiment que les organismes en forme de brique provenaient de l’espace, il se refuserait plus que jamais à libérer Paul.

L’écrivain ne pouvait d’ailleurs l’en blâmer car la libération de Eyre pouvait entraîner une catastrophe, voire l’extinction de l’humanité. Cependant Paul était un être humain, il avait des droits inaliénables, et si la plupart de ses concitoyens prétendaient les respecter et n’en faisaient rien en réalité, Leo, lui, croyait en eux.

Toutefois, il ne tenait pas particulièrement à mourir, avec toute l’humanité, si Eyre présentait un danger réel. Pourtant il lui arrivait parfois, dans la douceur veloutée de la nuit ou la trépidation de midi, de se demander si la disparition de l’humanité ne serait pas une bonne chose. Les hommes souffraient, les uns plus que d’autres mais ils souffraient tous. La mort mettrait fin à leurs souffrances, elle empêcherait la venue sur terre d’enfants qui auraient la souffrance pour seul héritage. Les enfants obsédaient Tincrowdor. A leur naissance, ils sont bons, pensait-il, quoiqu’ils soient aussi potentiellement capables de faire le mal. La société exige invariablement qu’ils soient élevés dans l’esprit du bien mais offre au mal le meilleur des terreaux.

Comme la plupart des médecins, Croker estimait que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, un monde qui leur accordait respect, prestige et richesse. Il était naturel pour eux de voir d’un mauvais œil tout ce qui pouvait changer l’ordre des choses. Hormis les très miséreux, les criminels et les policiers, les docteurs connaissaient mieux le mal que quiconque mais ils combattaient farouchement tout ce qui pouvait l’atténuer. Ils avaient par exemple lutté contre l’assurance-maladie jusqu’à ce qu’ils aient compris le parti qu’ils pouvaient en tirer.

Croker n’était cependant pas un spécimen typique de sa profession. Il avait quelque imagination, sinon il n’aurait pas fait partie des Irréguliers de Baker Street, association prenant pour principe que Sherlock Holmes existait vraiment. C’était cette imagination qui le faisait relier des choses que ses collègues plus obtus auraient jugées sans rapport. C’était ce don qui en faisait un danger pour Eyre.

Tincrowdor se rendait compte que Croker était comme lui partagé entre sa conscience et son devoir. L’ennui, dans mon cas, songeait l’écrivain, c’est que je ne me soucie pas vraiment de Paul en tant qu’individu et que je n’ai même pas de sympathie pour lui. Tout irait mieux pour lui et pour sa famille s’il était mort. Pour moi aussi d’ailleurs, et je me demande pourquoi je me mêle de cette affaire. D’autant que la logique me souffle que le sort d’un misérable être humain n’est rien comparé à celui de l’humanité.

Pourtant Leo ne souhaitait pas la mort de Paul parce qu’elle pouvait briser à jamais tout lien avec des extra-terrestres. En outre, comme la plupart des auteurs de science-fiction, Tincrowdor espérait en secret de grands cataclysmes, des invasions de créatures venues de l’espace et ravageant la planète, anéantissant presque toute l’humanité. Naturellement, il ferait partie des survivants, dont la petite troupe, ayant compris la leçon, ferait de la Terre un paradis.

Les jours où il était d’humeur insouciante, il riait de cette affabulation et se disait que les survivants ne feraient pas mieux que leurs prédécesseurs.

— Tu bois quelque chose, Leo ? proposa Croker après un long silence.

— Boire obscurcit le conscient et illumine l’inconscient, déclara le romancier. Oui, je prendrais bien un verre. Ou même plusieurs.

Croker sortit une bouteille de Waller’s Special Reserve et les deux hommes portèrent un toast silencieux à leurs propres réflexions. Après avoir sollicité une seconde copieuse rasade, Tincrowdor poursuivit :

— Si tu assassines Eyre, tu devras me tuer aussi – sans parler de Morna. Tu n’en serais pas capable.

— Je pourrais liquider Eyre puis me suicider, répliqua le médecin d’un ton enjoué.

Tincrowdor éclata de rire mais la repartie de Croker l’avait pris au dépourvu.

— Tu es trop curieux pour cela, riposta-t-il. Tu veux savoir ce que sont ces trucs jaunes et d’où ils viennent.

— Tu ferais mieux de me dire tout ce que tu sais. J’ai pensé à une mutation mais je ne suis pas vraiment convaincu que ce soit ça.

— Tu es finalement moins borné et plus perspicace que je ne le croyais. Bon, je vais tout te raconter.

Croker n’interrompit Leo que pour demander des précisions sur certains points puis annonça :

— A mon tour, maintenant.

Quand le médecin eut relaté l’expérience du rat, Tincrowdor se servit un autre whisky. Croker lui jeta un regard désapprobateur mais ne dit rien. Il avait un jour montré à l’écrivain le cerveau et le foie d’un clochard de la zone et Leo s’était arrêté de boire pendant trois mois. Mais il avait recommencé en donnant l’impression qu’il cherchait à rattraper le temps perdu.

— Même si Paul n’est pas contagieux, il est dangereux, dit Tincrowdor en s’asseyant. Il est capable de tuer tous ceux qu’il considère comme une menace. Ou qui provoquent simplement sa colère – et il se met souvent en rogne.

Il avala la moitié de son verre avant de poursuivre :

— Cela devrait nous dicter la conduite à suivre, à toi comme à moi. Tu ne peux pas exposer le monde à un tel danger.

— Et toi, qu’est-ce que tu ferais ?

— Bon Dieu ! Voilà deux hommes intelligents et pleins de compassion, qui parlent tranquillement d’assassiner quelqu’un !

— Je ne pensais pas à ça, corrigea Croker. J’envisageais plutôt de le garder prisonnier, comme une sorte d’Homme au Masque de Fer, mais je ne sais pas si c’est possible. D’abord il faudrait arranger une fausse mort, ce qui implique que certaines complicités et des complications quasi insurmontables. Il faudrait le faire mourir dans un incendie, pour que le corps ne puisse être identifié, et je devrais trouver un cadavre quelque part. En outre pas question de le garder ici, quelqu’un pourrait parler. Il faudrait le faire transporter ailleurs, payer quelqu’un pour s’occuper de lui. Et dès qu’il serait en colère ou qu’il se sentirait menacé, il se mettrait à tuer.

— Et si l’affaire éclatait au grand jour, tu irais en prison et je serais accusé de complicité, enchaîna Tincrowdor. Pour ne rien te cacher, je n’ai pas le courage d’être ton complice. Pourquoi t’es-tu confié à moi, d’abord ? Pour avoir quelqu’un avec qui partager la culpabilité ?

— J’ai peut-être pensé que mettre quelqu’un d’autre au courant m’empêcherait de commettre un crime.

— Et te permettrait de libérer Paul la conscience tranquille, puisque tu aurais les mains liées ?

— Peut-être. En tout cas, cette solution est exclue, je ne peux pas le mettre en liberté.

Croker se pencha vers Tincrowdor et ajouta :

— Si on expliquait la situation à la famille, elle serait peut-être d’accord pour qu’il reste ici. Pas forcément pour toujours puisqu’il pourrait perdre sa capacité de tuer par la pensée ou je ne sais quoi. Les organismes ont bien disparu, son pouvoir pourrait faire de même.

— On voit bien que tu ne connais pas sa famille. Son fils et sa fille accepteraient peut-être ; ils ont fait des études, ils ont assez d’imagination pour songer aux conséquences possibles de la situation. Mais Mavice ? Jamais ! Elle nous traiterait de fous, avec nos histoires de soucoupe volante, de substance jaune et de capacité de tuer par des moyens invisibles. L’affaire s’ébruiterait rapidement parce qu’elle en parlerait à ses frères, qui sont aussi dépourvus d’imagination qu’elle. Non pas qu’ils se feraient du souci pour Paul, ils ne l’aiment pas, mais ils chercheraient à aider leur sœur. C’est la plus jeune de la famille et elle se confierait immédiatement à eux.

— Comment se fait-il que tu fréquentes les Eyre ? Ils n’ont pas du tout le genre à être de tes amis.

— Morna et Mavice ont été au collège ensemble et Mavice a défendu Morna quand ses autres copines l’avaient mise en quarantaine à cause d’une histoire inventée par un garçon. Depuis, elles sont restées très amies. Malgré leur différence de niveau culturel et de convictions politiques – Morna est une libérale, tu le sais, Mavice une sacrée réactionnaire – elles s’entendent bien. J’ai eu moi-même une amourette avec Mavice à l’époque où j’étais jeune et fougueux, où je m’intéressais davantage au corps d’une femme qu’à son cerveau.

— Je ne comprendrai jamais comment tu pouvais supporter sa voix aiguë. Enfin, là n’est pas la question. Si nous servions à Mavice une histoire ne correspondant pas tout à fait à la réalité ?

— Je ne vois pas comment tu pourrais le faire sans te mettre en cause.

Croker jaillit de son fauteuil et renversa du whisky sur son pantalon.

— Il faut faire quelque chose, et vite ! s’exclama-t-il.

On frappa à la porte du bureau.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Mrs. Epples. Je peux entrer ?

Le médecin alla ouvrir à l’infirmière, qui coula un regard dans le bureau et murmura :

— Je voudrais vous parler en privé, docteur.

Croker sortit dans le couloir, ferma la porte derrière lui. Resté seul, Tincrowdor regarda la bouteille de whisky et décida de ne pas se verser un autre verre. Une minute plus tard, le docteur réintégrait son bureau.

— Eyre est mort ! annonça-t-il, livide.

Comme le romancier ouvrait la bouche pour parler, son ami poursuivit :

— Je sais ce que tu penses mais ce n’est pas vrai. Sa mort est naturelle – ou, du moins, j’y suis totalement étranger.

Station du cauchemar
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